E107: Lundi 16 mai // Fredonia – Highway 67

72,18km – 10h50′

Douche froide pour Serge ce matin. Pas dans la salle de bain, mais devant l’ordinateur lorsqu’il apprend qu’après être redescendu à 1400 mètres d’altitude hier, il va devoir remonter à 2700 mètres aujourd’hui. Quoi de mieux pour bien démarrer la journée ? Mis à part le succulent muffin à la myrtille du premier ravitaillement, je ne vois pas.
Nous retournons en Arizona pour prendre le départ de cette 107ème étape. Laure et Philippe nous accompagnent encore quelques heures avant de partir prendre leur avion à Las Vegas. L’avantage, c’est qu’en rentrant dans cet état, nous passons en Western Time et reculons nos montres d’une heure. Et oui maintenant nous avons 9 heures de décalage avec la France. Serge commence donc à courir à 6h30, ce qui laisse une heure de plus à nos deux invités du week-end avant de qu’ils ne soient obligés de nous quitter.
Après pratiquement un mois passé tous les trois en autarcie, René, Serge et moi étions quelque peu installés dans notre routine. Mais malgré tout, cela nous a fait du bien de voir du monde. Même s’il est vrai que lorsque de nouvelles personnes se greffent à l’équipe, cela altère forcément la dynamique de groupe mise en place. Et nous avons pu le vérifier durant ce week-end. Par exemple, tout le travail à faire le soir une fois l’étape terminée, ne se déroule pas de la même manière lorsque je suis seulement avec Serge et René dans la chambre, ou avec bien plus de personnes, et par conséquent le supplément de discussions, de déplacements et de besoins que cela engendre. Rien de péjoratif dans tout cela, mais c’est indéniable : plus nous sommes, plus il y a de chances de se déconcentrer et d’être moins efficace dans ses tâches à accomplir. Même si à contrario, plus nous sommes et plus notre force d’action est grande.
Nous reprenons notre étape sur l’immense plateau de Kanab. Le GPS m’indique que nous longeons la réserve indienne de Kaibab. Il faut savoir que près d’un quart de la surface de l’Arizona est divisé en 21 réserves indiennes, où les Navajos et les Apaches y vivent en majorité. C’est le 3ème état étatsunien en terme de proportion d’Amérindiens, et c’est aussi celui où se trouve la plus grande et la plus peuplée des réserves indiennes (celle de la Nation Navajo, d’une superficie de 62 564,24km2 pour 173 667 habitants en 2010).
La météo est très menaçante ce matin. De nombreux nuages noirs traversent le plateau, lâchant des averses très localisées. Mais Serge court maintenant depuis presque 3 heures, et s’en est plutôt bien sorti jusqu’à présent, en passant le plus souvent à travers les gouttes. Au 20ème kilomètre, les choses sérieuses commencent. Nous sommes déjà remontés à 1850m d’altitude, mais le faux plat sur lequel Serge court depuis le début de l’étape prend maintenant la forme d’une véritable ascension.
Autant être franc : Serge est de mauvais poil. Pour plusieurs raisons. Sa journée qui s’apparente plus à de l’alpinisme que de la course à pied. Laure qui s’en va. Le mauvais temps. La route sans aucun bas côté. Mais on n’a rien sans rien. Souvenez-vous de Medecine Bow, au tout début du Wyoming : les beaux paysages se paient souvent au prix d’efforts supplémentaires. Sinon tous le monde enfilerait ses tongs et partirait escalader Grand Canyon à pied.
Comme prévu, Laure et Philippe s’en vont aux alentours de 10h. Et voilà, le yin, le yang et le Sergio se retrouvent de nouveau tous les trois. Nos petites habitudes reprennent. Mais pas pour longtemps, puisque nous retrouverons Monika, Bertrand et Maxime dès jeudi.
La météo nous fait tourner en bourrique aujourd’hui. Le soleil s’en vient, s’en va, le vent prend le relais puis le laisse aux nuages qui ne font finalement que passer. Le suspense est total quant à la météo que nous aurons une fois devant le Grand Canyon. Car si Serge n’y arrivera pas à pied ce soir, nous y dormirons néanmoins.
Serge justement, n’est pas très loquace. Nous ne sommes en aucun cas responsables de sa mauvaise humeur, mais que voulez-vous, quand on fait la tête, on fait la tête.
D’autant que sa nouvelle caméra n’a pas le rendu espéré. Il faut croire que l’appellation 1080p de la fin des années 2000 ne correspond pas vraiment à celle de nos jours. Du coup notre coureur est bon pour continuer avec sa Go Pro (que je trouve de toute façon inégalable dans son rapport praticité/qualité d’image).
Serge est frustré de ne pouvoir zoomer avec sa caméra. Mais c’est le propre de tout photographe ou caméraman en herbe, on aimerait toujours en avoir plus. Personnellement, combien de fois j’ai regretté de ne pas avoir d’objectif photographique plus gros depuis mon arrivée ici. Je ne compte même plus le nombre d’animaux que je n’ai pas pu prendre car je ne pouvais pas assez zoomer. Et pourtant quel est le plus important ? Les avoir vu, ou pouvoir les poster sur le site ? Vous comprendrez mon égoïsme, mais je suis surtout content d’avoir pu observer tous ces animaux de mes propres yeux. Et même si Serge est animé par ce désir de partager sa course, chose que la technologie ne permettait pas sur les précédentes traversées, je pense qu’il faudrait qu’il se dise cela plus souvent.
Serge justement, arrive au 30ème kilomètre de course en 5 heures. Soit une petite moyenne de 6km par heure. Il fallait s’y attendre, vu l’inclinaison de la pente. Notre route s’enfonce à travers la Kaibab National Forest, immense forêt de pins. Un panneau à l’entrée explique que cet endroit est un havre de paix pour les écureuils.
14h passées, nous arrivons à Jacob Lake. C’est ici, dans cette minuscule « ville » ultra-touristique composée d’une station essence et d’un hôtel, que se trouve la bifurcation pour Grand Canyon, et plus précisément sa face nord appelée North Rim (signifiant « faille nord »). Je passe faire un tour dans le hall de l’hôtel : oui nous sommes bien en terrain touristique, en attestaient déjà les caravanes, camping-cars et bus de tours opérateurs stationnés devant l’entrée. J’ai devant moi à peu près tous les cadeaux souvenirs possibles sur Grand Canyon et l’Arizona.
Nous reprenons notre avancée à travers la forêt. Ici entre les arbres, nous sommes à l’abri du vent. Mais lorsque l’on regarde les nuages au dessus de nous, ça souffle toujours aussi fort. Le temps est très changeant, et l’on peut se trouver en tee-shirt à un moment donné, et devoir s’abriter d’une averse deux minutes plus tard. 15h, breaking news : il neige. Oui vous m’avez bien lu. En même temps nous sommes à 2600 mètres d’altitude.
15h15 : rectification, il grêle. Serge prend son mal en patience, et il fait bien car les prochains kilomètres seront encore plus mornes. Nous entrons dans une partie de la forêt qui a complètement été ravagée par le feu. Nous avons vraiment l’impression de non pas aller à Grand Canyon, mais plutôt à l’abattoir.
Après réflexion je comprend de plus en plus le mécontentement de Serge. Courir sur une route où il sait qu’il va finir par faire machine arrière, ne doit pas donner la sensation d’avancer vers son but. Difficile donc d’y trouver une quelconque motivation. Surtout quand la route en elle-même ne vous plait pas, et que vous savez pertinemment qu’elle ne changera pas d’ici à ce que vous refassiez le chemin en sens inverse.
« Je crois que c’est la première fois que je trouve le temps aussi long » souffle René.
Et bah bonjour l’ambiance ! Ca fait plaisir ! Heureusement que nous allons vers Grand Canyon hein ! Mais c’est vrai que son approche est quelque peu tristounette.
Une dizaine de kilomètres avant la fin, nous retrouvons notre verdoyante, et il faut l’avouer, superbe forêt. Et avec du soleil s’il vous plait. Cela fait du bien au moral de toute l’équipe.
Serge termine son étape au beau milieu des arbres. Demain il lui restera une quarantaine de kilomètres afin de rallier Grand Canyon. Nous le récupérons en voiture, et traçons notre route vers North Rim et le seul hôtel des environs. Sur le chemin, nous apercevons deux loups qui traversent la route et se promènent à quelques mètres seulement de notre voiture. Ca promet.
Bonne nuit.

Données de la montre Epix: Garmin Connect

Parcours du mardi 17 mai 2016: Etape 108